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Retour sur la conférence de Quentin ADAM et Pierre Beyssac à DevoxxFR 2022

Je réagis ici à une présentation faite par Quentin ADAM et Pierre BEYSSAC (Comprendre les enjeux de consommation de ressource et d’énergie dans le secteur numérique) lors de la dernière conférence DevoxxFR.

J’ai cofondé et je travaille bénévolement depuis 2 ans pour l’association Boavizta.org qui a pour objectif d’aider un maximum de personnes à y voir plus clair en matière d’évaluation de l’impact environnemental du numérique et j’ai été profondément choqué par ce que j’ai entendu lors de cette conférence. J’ai donc jugé utile de la commenter pour aider les personnes qui y ont assisté et les autres, à faire la part des choses.

En synthèse, je trouve que cette conférence est un immense gâchis car c’était une bonne occasion de sensibiliser le public à la complexité du sujet, aux ordres de grandeurs qui font consensus, ceux qui sont sujets à débats et aux conclusions que l’on peut en tirer.

Un certain nombre de conclusions auxquelles arrivent les présentateurs sont très bonnes:

D’autres sont totalement fausses :

Certaines sont même contradictoires et je vous invite à lire la suite pour le comprendre mais ce qui m’a le plus dérangé dans cette conférence est la démarche des 2 présentateurs qui ne cessent de critiquer le manque de rigueur des études existantes sur le sujet avec une certaine condescendance alors que tout au long de la présentation, ils font usage d’approximations, de confusion d’unités de mesure, de manque de rigueur et même de mensonges (certainement par manque de rigueur dans l’analyse de leurs sources), la plupart du temps sans citer leurs sources, pour étayer leur argumentaire.

Pour avoir déjà essayé de débattre sur le fond, de ce sujet notamment avec Pierre BEYSSAC, j’ai souvent constaté un manque de rigueur et une mauvaise foi rendant l’argumentation impossible alors cette fois ci, plutôt que de réagir avec une discussion de fond comme cela a pu être fait par Paul Leclercq ici, j’ai choisi de réagir point par point et avec condescendance (je m’inspire de leurs pratiques) à chacune des affirmations, pour démonter l’argumentaire et par conséquent les conclusions de cette conférence. Je m’attacherai aussi à expliquer pourquoi certaines conclusions me paraissent fausses au-delà du manque de rigueur scientifique des 2 présentateurs car même si mon objectif premier est de montrer que ce qu’ils disent est faux, autant tout de même parler un peu du fond.

J’espère que l’année prochaine le comité de sélection de DevoxxFR compensera cette erreur de casting en laissant la place à des gens compétents sur le sujet et que Quentin ADAM se concentrera sur le développement de solutions de Cloud souveraines de qualité car nous en avons besoin et il le fait très bien.

Si certaines personnes sont intéressées pour contribuer à des analyses rigoureuses, sans condescendance, sur le sujet de l’impact environnemental du numérique, je les invite à rejoindre Boavizta pour contribuer aux travaux qui sont intégralement publiés en open source pour un maximum de partage et de transparence.

1:00 : Dès la première minute, nous avons un bon aperçu du niveau de rigueur et de pédagogie auquel nous allons avoir droit pendant toute la présentation. Quentin ADAM nous explique la problématique des émissions de GES de la façon suivante : “Ça colle un certain bordel dans la gestion de la température”

Cela aurait été intéressant d’expliquer brièvement l’effet de serre et en quoi les GES amplifient cet effet de serre. Expliquer aussi que ce qui est important ce sont les émissions à l’échelle globale car, où qu’elles se produisent, elles vont avoir un impact sur le climat global sur Terre. Un petit laïus sur les risques associés au réchauffement climatique (maladies, augmentation du niveau de la mer, famines, migration massives de population, guerres…) n’aurait pas non plus fait de mal. Tout cela aurait permis d’éviter d’entendre des gens qui ont assisté à cette conférence parler de consommation de carbone au lieu d’émissions de GES. Et oui!!! Il y a des gens dans l’auditoire qui croient que le problème est qu’on consomme trop de CO2… et on verra dans la suite de l’analyse que les présentateurs ne sont pas totalement étrangers à cela.

3:30 : Les présentateurs nous parlent du rapport de The Shift Project sur l’impact de la vidéo en ligne. Je suis totalement d’accord pour dire que ce rapport présente de grosses erreurs mais je trouve que c’est dommage de ne pas en dire plus sur les erreurs en question qui sont pourtant bien documentées par George Kamiya ici.

A noter que ce rapport et les chiffres associés ne tiennent pas compte de l’impact de la fabrication des équipements alors que cette phase du cycle de vie est pourtant la plus impactante.

Quentin ADAM commence ensuite ses attaques en disant que ce sont des “Rapports faits par des gens qui ont une connaissance technique faible”.

Il y a certainement eu un manque de compétences parmi les intervenants mais je dirais exactement la même chose quand 2 personnes qui ne connaissent rien aux ACV (Analyse de Cycle de Vie, qui est une norme ISO devenue le standard international sur l’évaluation des impacts environnementaux depuis 1998) numériques viennent faire une présentation à Devoxx sur le sujet.

7:54 : Pierre BEYSSAC nous rappelle que “un disque dur stocke une quantité fixe de données et qu’il soit rempli, de notre point de vue, ou vide, c’est exactement la même quantité d’octets”

Effectivement un disque dur a le même impact qu’il soit plein ou vide mais s’il faut acheter un disque externe ou rajouter des disques dans un NAS parce qu’on arrive a saturation de l’espace disponible, il va bien falloir fabriquer ces nouveaux disques, les faire livrer et les alimenter (même si sur ce dernier point l’impact reste négligeable) et cela a donc un impact.

8:30 : Quentin ADAM nous explique la décomposition de leur “méthodologie” en distinguant la Fab (Fabrication), le Run (l’utilisation) et le End of Life (gestion de la fin de vie/ recyclage) et nous précise que “Cette méthodologie là, à peu de choses près, c’est l’analyse du cycle de vie”

Il fait bien de préciser “à peu de choses près” car il manque les différentes phases de transport (amont et aval) qui ont des impacts non négligeables quand on sait que certains équipements sont transportés en avion pour réduire les délais d’approvisionnement qui explosent aujourd’hui. Dans le cas de la vidéo en ligne qui est prise en exemple dans la conférence, pour parler d’ACV, il faudrait aussi mesurer l’impact de la création des contenus dont le nombre augmente de façon exponentielle pour satisfaire les clients de services illimités comme Netflix.

Surtout, l’objectif de l’ACV n’est pas comme le dit Quentin ADAM de “trouver un chiffre carbone pour tout ce que l’on fait dans le numérique” mais d’analyser en détail chaque étape du cycle de vie pour évaluer au mieux les impacts environnementaux (émissions de GES mais aussi épuisement des ressources abiotiques, acidification des sols, besoin en eau) et aider à la prise de décision pour réduire en priorité là où les impacts sont les plus importants et éviter les transferts d’impact (ex: carbone vers eau ou ressources). Les ACV sont faites sur un périmètre bien précis et leurs résultats ne doivent pas s’appliquer dans d’autres contextes. Je vous invite à lire des analyses de cycle de vie (ex: ACV Treebal) et vous verrez que leur intérêt est justement d’être transparents sur la méthodologie d’évaluation, les hypothèses qui sont prises, et les approximations qui sont faites par manque de données précises.

Après la présentation de la méthodologie, nous nous attendons donc à une présentation de chaque phase (Fab, Run et End of Life), mais finalement on commence directement par la seconde partie pour parler du Run parce que, comme le dit Quentin ADAM à 10:24, “on va commencer par le plus facile”

10:29 : Pour être précis, le graphe qui est présenté dans cet extrait ne montre pas la répartition des émissions de CO2 mais uniquement celle des émissions de CO2 dues à la combustion d’énergie (fossile). Les émissions liées à la fabrication du matériel utilisé dans le numérique sont donc quasi exclusivement intégrées à la partie du graphe concernant la Chine. Donc effectivement l’alimentation électrique des équipements en France a un faible impact par rapport aux autres pays du monde, mais leur fabrication a un impact bien plus fort car on fabrique en Chine et on livre même certains produits par avion.

12:45 : Puisque la rigueur semble si importante pour Quentin ADAM, dans cet extrait, je ne peux pas laisser dire qu’ “On gagne en permanence. C’est ça qui est le plus important. C’est-à-dire que par TW produit, on gagne en permanence sur la quantité de CO2 émise”. Il suffit de regarder le graphique pour voir, qu’en France, même si la tendance est légèrement baissière sur les 30 dernières années, il y a des moments où elle augmente. On est d’ailleurs aujourd’hui quasiment au même niveau qu’en 1993. On ne peut donc pas dire qu’on “gagne en permanence”.

16:00 : C’est intéressant d’expliquer la notion de pilotabilité des sources électriques car c’est effectivement important de comprendre qu’on ne peut pas miser uniquement sur des EnR non pilotables même si je ne vois pas trop ce que cela apporte à l’argumentaire. En revanche, j’ai un problème quand Quentin ADAM explique que “Le numérique peut devenir un allié pour le pilotage de la grille” car dans certains datacenter, on peut décider à quel moment on consomme. Il illustre cela avec la production de frigories (utilisées pour le refroidissement des salles) qui peut être faite à des moments où il y a beaucoup d’électricité disponible sur le réseau. On peut effectivement réduire l’impact du numérique en s’arrangeant pour qu’il consomme de l’électricité au moment où elle est disponible mais le meilleur allié pour le pilotage de la grille reste, quoi qu’il en soit, le secteur qui consomme le moins d’électricité possible. Quentin ADAM et Pierre BEYSSAC auraient mieux fait de mentionner, ici, le fait que le numérique, et notamment l’IA, aident RTE à piloter au mieux la grille électrique française mais il aurait fallu aussi dire que selon les scénarios de RTE, il faudrait baisser la consommation d’énergie finale de 40% d’ici 2050. On peut donc difficilement imaginer de continuer le business as usual.

19:45 : Je suis totalement d’accord pour dire que le fait de donner une seule valeur amène à des marges d’erreurs colossales. Cependant, la démarche de The Shift project n’était pas de permettre à chacun de mesurer son impact mais de donner un ordre de grandeur pour que chacun puisse évaluer sa contribution à l’impact global du numérique tel qu’il est aujourd’hui.

La SNCF fait exactement pareil en donnant un équivalent CO2 de nos trajets en train. On pourrait leur faire les mêmes reproches que ceux qui sont faits à The Shift Project lors de ce talk : l’impact au kilomètre dépend du trajet précis que je fais, des dénivelés, de la force du vent et surtout du nombre de voyageurs dans le train. Il n’empêche que ce chiffre moyen permet à chaque voyageur de se faire une idée et de comparer avec un trajet en voiture ou en avion et je n’ai jamais vu de conférence dans laquelle on remettrait en question ces chiffres.

20:10 : Dans cet extrait Quentin ADAM et Pierre BEYSSAC comparent maintenant la consommation électrique des opérateurs télécom en France avec la consommation nationale pour justifier le fait que l’impact carbone du numérique est faible.

Là, on frise la malhonnêteté car d’une part, la consommation électrique des opérateurs télécom ne représente pas la majeure partie de la consommation électrique du numérique en France (il y a surtout la consommation des terminaux et celle des serveurs) mais surtout, l’impact carbone ne se limite pas à la simple consommation d’électricité: c’est la fabrication qui influe le plus.

20:55 : Sauf erreur de ma part, l’étude de Decrypterlenergie.org/Negawatt qui est mentionnée semble intégrer uniquement la consommation des Datacenters situés en France alors que la plupart des services utilisés en France sont hébergés ailleurs.

Quand Quentin ADAM dit “On a tout compté. Snapchat, Tiktok…” c’est donc faux.

24:00 : Pierre BEYSSAC nous explique qu’il n’y a “pas d’intérêt d’éteindre la box la nuit car cela permet de chauffer à la place du chauffage” Peut-être qu’en plein hiver cela est vrai mais le reste du temps, lorsque la maison n’est pas chauffée, voire pire, lorsqu’il faut la refroidir avec de la climatisation, cet argument n’a aucune valeur. Je ne suis d’ailleurs pas le seul à réagir à ce sujet puisqu’une personne du public a fait une remarque à laquelle Pierre BEYSSAC a répondu qu’il était frileux et qu’il se chauffait en été. Encore une belle preuve de son honnêteté…

24:30 : Quentin ADAM illustre le fait qu’il ne faut pas éteindre sa box car cela augmente la probabilité qu’elle tombe en panne en donnant l’exemple d’une panne de datacenter pendant laquelle certains équipements n’ont pas redémarré. Personnellement, je n’ai pas d’avis là-dessus à part pour dire que l’économie d’électricité (décarbonnée en France) réalisée est tellement insignifiante, qu’on ferait mieux de se préoccuper d’autre chose. C’est tout de même dommage que les deux présentateurs, qui ont l’air si sûrs d’eux sur ce point, n’aient pas argumenté sur la base de vraies études plutôt que sur leur simple intuition. Surtout dans une présentation dans laquelle on critique le manque de rigueur scientifique du camp adverse.

28:10 : Je trouve que cet extrait résume bien la technique de Quentin ADAM pour convaincre son auditoire. Il commence par lancer une petite vanne totalement gratuite sur le fait que “les gens du ministère de l’environnement passent leur temps à hurler” et ensuite on profite du fait que l’auditoire rigole pour glisser une petite imprécision qui passe inaperçue : “Le numérique n’apparaît même pas sur ce graphique car il est ridicule”. Non c’est avant tout parce que le numérique n’est pas un secteur à part entière et que la consommation énergétique du numérique est dispatchée dans les différents secteurs qui sont représentés sur le graphique. Avec la même logique, je pourrais dire que le secteur de la production d’hydrocarbures n’est pas impactant car il n’est pas représenté sur le graphique.

28:45 : Quentin ADAM conclut grâce à ce graphique que “Si on permet à 2% des gens d’éviter de se déplacer grâce au numérique, cela aura économisé tout l’impact du numérique” J’aimerais vraiment comprendre le calcul qui amène à ce résultat car j’ai beau regarder le graphe comme le suggère Quentin ADAM, cela ne me saute pas aux yeux. Surtout qu’on ne peut pas se contenter de raisonner sur la base de ce graphe qui ne représente que la consommation d’énergie des secteurs (pas les emissions de GES). D’une part le secteur du transport ne se limite pas au transport de personnes (cela intègre notamment le fret de marchandise), d’autre part, le fait d’empêcher des gens de prendre leur voiture pour un usage donné (télétravail, Netflix, courses en ligne), ne va pas nécessairement faire qu’ils prendront moins leur voiture.

L’ADEME a réalisé une étude sur les effets rebonds du télétravail que je vous incite à lire. Chacun est libre de ne pas être d’accord avec les conclusions mais cette étude a le mérite de lister les effets rebond et de montrer qu’on ne peut pas considérer uniquement l’économie liée à la réduction du nombre de trajets entre le domicile et le bureau.

Les raccourcis que fait Quentin ADAM sur la base de ce graphe sont exactement du même ordre que ceux qu’il reproche à The Shift Project avec le 1-byte model. On part de très gros chiffres qui englobent plein de choses sans vraiment maîtriser dans le détail, on mélange les unités (bit et byte pour le shift ou bien consommation énergétique et impact carbone pour Quentin) et on en déduit les résultats qui nous arrangent sans même expliquer le calcul.

30:50 : J’imagine que Quentin ADAM fait référence à l’ACV réalisée par Ecoinfo pour évaluer l’impact du transfert d’1Go de données sur le réseau Renater. Quentin ADAM semble dire que cette étude a été faite par RENATER pour évaluer l’impact du réseau par Mbytes. Une fois de plus son affirmation est fausse car il suffit de lire l’introduction du rapport pour y lire que leur “démarche vise à trouver des leviers d’actions pour réduire l’impact des données sur le réseau RENATER “

Cette étude n’a donc jamais prétendu aller au-delà de cet objectif alors si Quentin ADAM pense le contraire c’est certainement que sa rigueur scientifique est si faible qu’il n’a même pas pris le temps de lire l’introduction avant de parler de ce rapport.

S’il avait pris le temps de lire les analyses de sensibilité et la conclusion, il se serait d’ailleurs rendu compte que ce rapport dit clairement que la volumétrie de trafic n’influe pas à infrastructure identique.

31:33 : Quentin ADAM s’attaque maintenant aux cabinets de conseil qui publient des études pour dire que “j’ai calculé, le site IKEA consomme plus de carbone qu’imprimer, façonner et transporter le catalogue IKEA”. En passant, vous noterez, que les imprécisions de Quentin ADAM qui confond consommation et émissions de Carbone ne sont certainement pas étrangères au fait qu’une partie de l’auditoire fasse les mêmes erreurs. Sinon pour revenir au fond du sujet, Quentin ADAM utilise un exemple tout simplement faux. L’étude dont il parle est disponible ici et vous pourrez voir page 12, qu’elle ne dit absolument pas que l’envoi du catalogue papier émet moins de CO2. Au contraire, sur les 16 critères évalués, il n’y en a que 4 qui sont favorables au papier et les émissions de CO2 n’en font pas partie.

Entre 32:30 et 34, les explications sont difficilement compréhensibles, par manque de temps visiblement, mais on voit que les graphes présentés ne concernent que la consommation électrique en fonction de la volumétrie. Ce genre de graphe peut démontrer qu’une infrastructure existante, alimentée en électricité ne consomme pas plus quand la volumétrie de donnée transférée augmente mais cela ne peut en aucun cas permettre de dire que l’impact environnemental n’évolue pas quels que soient les usages des utilisateurs et donc la volumétrie de bande passante qu’ils consomment.

2 raisons à cela :

  1. Quand une infrastructure arrive à saturation, il faut bien en rajouter pour traiter la bande passante supplémentaire. Que ce soient des équipements dédiés ou des cartes d’extension au sein d’équipements existants, il faut bien fabriquer ce matériel et l’alimenter.
  2. L’impact carbone ne se limite pas à la consommation d’électricité et l’impact environnemental ne se limite pas à l’impact carbone

34:20 : Quentin ADAM conclut les 25 minutes traitant de la phase de RUN en disant “La première chose que vous pourrez répondre à ces gens là c’est: votre calcul n’est pas scientifique passez une bonne journée” Si on peut dire à ceux qui ont produit des chiffres sur l’impact du réseau que leur travail est à mettre à la poubelle car leur démarche n’est pas scientifique, que doit on faire de ce qu’on a entendu et vu lors de cette conférence de Devoxx pendant laquelle les 2 présentateurs n’ont cessé de manquer de rigueur ?

34:40 : Quentin ADAM critique à nouveau le manque de rigueur scientifique des études mais cette fois ci, il s’attaque aux études permettant d’évaluer l’impact de la fabrication et il dit “aujourd’hui je suis incapable de vous dire le coût carbone, le coût eau, le coût CO2 de n’importe quel serveur produit. Je suis vraiment incapable de le faire de façon scientifique et rationnelle. Par contre il y a un truc dont je peux vous assurer, c’est que c’est cher” Il est donc incapable de donner des chiffres, à priori même pas des ordres de grandeur car les études sur le sujet ne sont pas assez rigoureuses à ses yeux, mais il peut tout de même nous affirmer que l’impact est important. Sur quoi s’appuie-t-il pour dire ça ? On ne sait pas mais si c’est lui qui le dit, ça vaut certainement mieux que tout ce qui a pu être produit sur le sujet. L’association Boavizta a tenté de détailler toutes les méthodes existantes, à date, pour évaluer l’impact de la fabrication d’un serveur. Ce n’est peut être pas parfait mais ça a le mérite d’expliquer ce qui influe le plus sur l’impact et d’avoir des ordres de grandeur en tête. Par exemple, pour se dire que l’impact de la fabrication d’un serveur c’est seulement 10 fois l’impact de celle d’un smartphone alors que sa durée de vie est beaucoup plus longue. Cela m’aurait semblé intéressant de parler de ces ordres de grandeur dans cette conférence.

Par ailleurs, je ne comprends pas à partir de quel moment nos 2 présentateurs considèrent qu’une donnée est suffisamment “scientifique” pour qu’elle puisse être utilisée dans leurs raisonnements. Ont-ils vérifié la méthodologie qui permet de calculer l’intensité carbone du mix électrique français qui est pourtant clé dans leur raisonnement? Sont-ils certains que l’intensité carbone de l’électricité produite grâce au nucléaire est bien mesurée? Les marges d’erreurs sont-elles précisées quelque part? Sur ce dernier point je fais référence à ce que dit Quentin ADAM à 42:40 sur les marges d’erreur. Pourtant, j’ai beau être pro nucléaire, je sais que la mesure de l’intensité carbone de l’électricité nucléaire n’est pas juste pour la bonne et simple raison que l’intégralité du cycle de vie des centrales nucléaires n’est pas prise en compte. Il manque forcément une évaluation précise de la fin de vie puisque pour mesurer l’impact carbone du démantèlement d’une centrale nucléaire, il faudrait avoir terminé au moins un démantèlement.
Erratum : Suite à la publication de l’article on m’a signalé que l’intensité carbone de 6g/kWh pour le nucléaire français inclut bien la fin de vie des centrales, en s’appuyant sur l’étude ACV de cette publication et qu’un interlocuteur de l’ADEME a confirmé ce point en 2019.
Mes convictions sur le niveau de précision de cette intensité carbone étaient donc fausses mais cela ne change pas le fait que l’on pourrait faire, à ces études, les mêmes reproches que ceux faits par Quentin ADAM aux études sur l’impact du numérique, notamment sur les marges d’erreur qui ne sont pas mentionnées.

35:10 : Quentin ADAM enchaîne en disant que “La seule chose qui me paraît intéressante c’est qu’il faut l’économiser ça (la fabrication)” et pas un mot de plus sur le sujet. Ils ont parlé pendant 25 minutes de la consommation d’électricité alors qu’on a vu dès le début qu’elle était fortement décarbonée en France et que ce n’était donc pas là qu’il fallait creuser pour réduire l’impact. Pour la phase de fabrication, ils se contentent de dire qu’il faut économiser et c’est tout. Ça aurait pourtant mérité de parler des différents types d’équipements pour voir lesquels sont les plus impactants unitairement ou bien en raison de leur nombre.

36:00 : Quentin ADAM nous dit que “L’extraction de terres rares comme un truc fini, je n’y crois même pas 2 minutes.” Pourtant, si on s’en tient à la définition de finitude, l’extraction de terres, quelles qu’elles soient sur un espace fini comme la Terre est forcément un “truc fini”. Chacun est libre de croire que nous ne manquerons pas de matériaux quels qu’ils soient et que nous trouverons toujours des solutions mais cela s’appelle une croyance et pas de la science.

36:45 : J’adhère totalement au message de Quentin ADAM qui dit qu’il faut acheter des équipements de qualité et les faire durer au maximum mais je ne suis pas du tout d’accord lorsqu’il dit “Est ce que vous pouvez toujours acheter le dernier iPhone? Oui!!! Faites-le…. Et foutez le vôtre dans l’argus. Il sera utilisé par d’autres gens. Le problème n’est pas d’acheter des nouveaux iPhones, le problème est d’arrêter d’utiliser des terminaux. Si vous voulez un nouvel iPhone et que vous êtes riche, fine… faites le… même chose pour un fairphone. Juste arrêtez d’acheter du matériel de merde qui se déprécie”

Cette façon de voir les choses est très égocentrée puisqu’on tient compte uniquement de notre impact en tant que riche ayant les moyens de changer d’iPhone tous les ans. On n’évalue pas l’impact global alors que si chaque personne suffisamment riche pour changer d’iPhone tous les ans le fait en revendant son ancien smartphone, cela va permettre à d’autres gens un peu moins riches d’avoir l’avant dernier modèle et de revendre à leur tour leur ancien smartphone. Et ainsi de suite… Cela permet en bout de chaîne, soit de jeter un smartphone fonctionnel, soit de permettre à quelqu’un qui n’avait pas de smartphone d’en avoir un. On augmente donc quand même l’impact global.

Après plus de 25 minutes à parler de la consommation électrique dans la phase de run, et après avoir dit que la fabrication était impactante, je pensais qu’on allait entendre parler de l’impact de la fabrication des serveurs et équipements réseaux mais non. Pas un mot la dessus. Le passage sur la fabrication a duré moins de 3 minutes pendant lesquelles Quentin ADAM a décomplexé les riches qui changent d’iphone tous les ans.

Pour rappel, en début de talk, on nous promettait une méthodologie d’analyse, proche de l’ACV, en 3 phases (Fab, Run et End of Life) et au final nous avons eu droit à une farce en 2 actes: Un premier durant 25 minutes sur la phase de Run alors même que ce n’est pas celle-ci qui est la plus impactante pour l’environnement et un second acte de moins de 3 minutes pour traiter simultanément de la phase de fabrication et de fin de vie. Ca sent quand même sérieusement le travail bâclé.

Je conclurais bien avec la phrase de Quentin ADAM à 34:14 : “Donc la première chose qu’on pourrait répondre à tous ces gens c’est, votre calcul n’est pas scientifique, passez une bonne journée” mais il y a encore à dire.

37:26 : Quentin ADAM aborde enfin le vrai sujet qui lui tient à cœur en disant que “le problème de ce marché ce n’est pas ça, c’est que l’écologie est devenue un marché avec des gens qui gagnent leur vie à pondre des rapports. Si ton métier c’est de vendre des rapports de CO2 tu vas avoir tendance à faire du lobbying pour qu’il soit obligatoire de faire des rapports”

Je serais tenté de répondre que si ton métier c’est de vendre du Cloud, tu vas avoir tendance à faire du lobbying à Devoxx pour qu’on ne pense pas que le numérique est mauvais pour l’environnement mais ce serait trop facile.

Surtout que Quentin ADAM n’a pas tort. Il y a effectivement des gens qui font cela par pur intérêt business mais dans mon cas, je n’ai aucun intérêt financier à dire que le numérique est impactant pour l’environnement. Je gagne ma vie grâce au secteur du numérique et je travaille bénévolement pour Boavizta justement pour qu’on ne puisse pas me reprocher d’avoir un conflit d’intérêt lorsque je prends du temps pour répondre à ce qui a été dit lors de ce talk. Donc pour résumer, entre Quentin ADAM, Pierre BEYSSAC et moi, ceux qui ont le plus de conflits d’intérêt, à ce sujet, ce sont eux et de loin.

38:55 : Dans cet extrait, Pierre BEYSSAC nous décrit une étude réalisée par Le Monde pour optimiser l’impact environnemental du site lemonde.fr et qui après de gros efforts d’optimisation est arrivé à une économie correspondant à l’équivalent de 2000km en voiture thermique par an. C’est vrai que l’effort est colossal pour un gain limité et qu’il y a peut être plus intéressant à faire. Ce qui me dérange ici, c’est que cet exemple sert à argumenter sur le fait que l’éco-conception ne sert à rien alors que cette pratique ne se limite absolument pas à l’optimisation. Je vous invite à jeter un œil au référentiel général d’éco-conception pour voir tout ce que cela englobe.

41:12 : Quentin ADAM enchaîne ensuite en parlant “ des gens qui ont légitimement peur de la modernité et qui vont s’en prendre au numérique, pas parce que c’est utile, comme je vous l’ai démontré, mais uniquement parce que c’est la modernité.”

Je ne remets pas en question l’utilité du numérique mais je n’ai vu aucune démonstration de son utilité lors de ce talk, à part peut-être au moment où Quentin Adam a évoqué le fait que le numérique pouvait aider à mieux piloter le grid (cf. plus haut) mais j’ai expliqué plus haut que c’était faux. Personnellement, je n’ai pas peur de la modernité ou du numérique, en revanche, je me rends bien compte que l’utilisation que l’on fait du numérique et plus généralement de l’innovation aujourd’hui ne va pas dans le bon sens. On a une bonne partie des infrastructures actuelles qui servent à faire de la pub toujours mieux ciblée pour inciter à consommer. On en arrive à une consommation absurde du numérique (frigo connecté, films en 4K dans le métro et même distributeur de croquettes connecté avec caméra HD…) et cela mérite d’être mis sur la table. L’éco-conception c’est avant tout de ne pas concevoir ce qui n’est pas nécessaire alors je suis parfaitement d’accord avec le fait qu’il y a aujourd’hui un business et beaucoup de greenwashing autour de cela mais il ne faut pas dire que l’éco-conception est simplement du bullshit. En réalité, dire ça, ce serait comme dire que le Cloud c’est du bullshit sous pretexte qu’il y a plein de gens qui font du lift & shift (migration de VMs sans refactoring) bête et méchant chez AWS ou Azure et que cela ne rime à rien.

41:40 : Quentin ADAM enchaîne ensuite en disant que “En fait ce sont des gens (ceux qui considèrent que le numérique est impactant pour l’environnement) qui sont réactionnaires” Selon la définition de réactionnaire, Quentin ADAM suggère que ces personnes sont donc opposées au progrès. Ma vision est, au contraire, que ces personnes remettent simplement en question certaines innovations en invoquant le fait que celles-ci ne sont pas nécessairement des progrès pour l’humanité. Le progrès pour l’humanité ne serait-il pas d’ailleurs de commencer à remettre en question certaines innovations ou usages dont l’utilité, pour le bien commun, ne serait pas démontrée? Dans ce cas, je crois que l’on pourrait considérer nos présentateurs comme de vrais réactionnaires qui refusent de voir les choses autrement, à une époque où cela s’impose pourtant. Pour rappel, le troisième et dernier volet du sixième rapport d’évaluation du climat, publié le 4 avril dernier par le GIEC, estime que pour rester sous un réchauffement global de 1,5°C, il faudrait que les émissions de gaz à effet de serre mondiales atteignent un pic au plus tard dans trois ans. Au moment même où j’écris ce texte, nous n’avons pas dépassé les 1.5°C d’augmentation mais des gens meurent déjà littéralement de chaud en Inde et au Pakistan.

42:27 : Quentin ADAM explique que la norme ISO 9001 exige que les marges d’erreurs soient précisées en disant “ISO 9001 premier chapitre, vous sortez une pièce, vous mesurez sa qualité, (il faut une) marge d’erreur. Pas de marge d’erreur, pas de mesure. D’accord? Ça c’est la première chose en tant qu’ingénieur.” Sauf erreur de ma part, le premier chapitre de la norme ISO 9001 traite du “Domaine d’application” et ne parle pas du tout de la nécessité d’avoir des marges d’erreur. Sinon, sur le fond je suis d’accord pour dire que la mesure doit s’accompagner de marges d’erreur et que lorsqu’on ne dispose pas de ces marges d’erreur il faut plutôt parler d’évaluation avec, si possible, une évaluation approximative des marges d’erreur pour avoir des idées d’ordres de grandeur. Si on juge que les marges d’erreur sont trop importantes même en ordre de grandeur, il ne faut effectivement pas utiliser ces données.

45:40 : Totalement d’accord quand Quentin ADAM dit qu’ “il faut qu’on cherche les bons critères” mais comment choisir les bons sans se faire une bonne idée des ordres de grandeur que représente chaque composante de l’impact global d’un service numérique?

L’objectif des gens sérieux qui travaillent sur ce sujet (pas ceux qui vendent des applications SaaS de mesure d’impact) est justement d’avoir une bonne vision de ces ordres de grandeur pour agir, là où cela sera le plus efficace. Même si je ne comprends pas quelle démarche scientifique l’a amené à cette conclusion, je suis à nouveau d’accord avec Quentin ADAM lorsqu’il dit que la priorité est “de combattre l’obsolescence des équipements”. J’irais même un peu plus loin en disant qu’il faut limiter au maximum le déploiement et donc la fabrication de nouveaux équipements mais, j’ai du mal à comprendre comment il peut dire quelques minutes auparavant que, quels que soient les usages des utilisateurs et donc quelle que soit la volumétrie de données, l’impact environnemental ne changera pas. En disant cela, il néglige le fait qu’une fois l’infrastructure arrivée à saturation il sera nécessaire de la remplacer ou d’ajouter de nouveaux équipements pour qu’elle puisse absorber le volume supplémentaire. C’est donc contradictoire avec le fait de dire qu’il faut combattre l’obsolescence des équipements. La 5G dont nos 2 présentateurs sont de fervents défenseurs est un très bon exemple du fait que même si cette nouvelle infrastructure est moins énergivore que la précédente à volumétrie constante, elle va necessiter le déploiement de nouveaux équipements réseaux et terminaux et elle risque donc de précipiter l’obsolescence des anciens. On ne peut pas refuser de débattre de l’utilité d’une innovation, traiter ceux qui le font de réactionnaires et, dans le même temps, dire que la priorité est de combattre l’obsolescence des équipements car si on défend l’innovation coûte que coûte, on accepte l’obsolescence coûte que coûte.

Merci à ceux qui ont eu le courage de lire jusqu’au bout car c’est malheureusement trop rare de nos jours d’aller au bout des analyses pour se faire un avis éclairé. Je pense d’ailleurs que cette présentation à DevoxxFR est un très bon exemple pour illustrer le fait qu’en ne lisant pas les rapports des études, on ne peut pas se faire d’avis éclairé sur le sujet qu’elles traitent. C’est d’autant plus dommage que je suis convaincu que nous pourrions être d’accord sur la plupart des sujets et que nous aurions tous intérêt à diffuser des messages clairs et honnêtes pour que chacun sache comment agir au mieux pour limiter l’impact du numérique sur l’environnement sans pour autant remettre en cause l’intérêt que peut avoir le numérique dans la lutte contre le réchauffement climatique.

N’hésitez pas à faire des commentaires sous forme d‘issue Github car il y a peut être des imprécisions dans mon analyse qui méritent d’être précisées ou corrigées.